Il est des désirs qu’on ne peut assouvir, parce qu’excessifs, fantasques. Il en est d’autres, tout à fait cohérents et réalisables, mais dont les aléas tortueux de l’existence vous ôtent tout espoir d’accomplissement. Et ça commence à vous grattouiller, par-ci, par-là, juste une simple démangeaison cérébrale. Mais les espérances déçues ne vous laissent aucun répit. De démangeaison en obsession dévastatrice, il n’y a qu’un pas.
Clémentine Dutilleul, son obsession, sa passion, c’est la vie. Oh non, pas le train-train quotidien « métro, boulot, dodo » qu’on subit comme un automate. Non, la vie, avec un grand « V ». Celle qu’on crée au-delà de soi, en s’oubliant. Et cette passion, Clémentine la vit intensément nuit et jour, jour et nuit.
Elle cligna des paupières : ses yeux, bouffis d’insomnie chronique, s’entrouvrirent avec difficulté. Sophie, Charlotte et Julien gazouillaient dans leur parc, jouant à « tire-toison », inconscients que leurs gros chagrins nocturnes avaient transformé leur maman en zombie.
Des triplés, pourquoi avoir conçu des triplés ? Clémentine soupira profondément et se souvint.
Le traitement hormonal qu’elle avait dû suivre comportait quelques risques et surtout une éventualité de taille : une grossesse multiple. Clémentine avait toujours rêvé de jumeaux et la seule pensée d’en avoir la comblait de joie avant l’heure. Mais des triplés…
Quand le gynécologue, avec toute la psychologie et la diplomatie qu’il avait purgées au fond de lui-même, lui avait annoncé que l’échographie révélait la présence de trois embryons, elle avait bien sous-estimé les conséquences diaboliques de cet état de fait.
Mais passion pour passion, elle désirait mettre au monde une partie d’elle-même. Elle voulait accoucher de la Vie, quelles qu’en fussent les retombées.
Soudain, elle sortit de sa torpeur en entendant un miaulement effroyable.
Un de ses pauvres félins devait sûrement contempler sa queue passée sous un « peton compresseur ». Ce n’était point un chat.
C’était tout simplement Charlotte qui subissait les sévices particulièrement sadiques de Sophie, sa sœur. Cette dernière ne déméritait pas en portant un pareil prénom, mais l’héroïne de la Comtesse de Ségur était un véritable ange de douceur quand on connaissait cette petite peste. Son imagination débordante n‘avait aucune limite et son comportement démoniaque s’exerçait à merveille sur les deux colocataires du parc.
Elle avait tout inventé et continuait à innover des tortures sans limites : il y avait notamment le « décapsule-oreille » et l’« aspire-narine ».
Mais celle qui la faisait glousser de plaisir consistait à coincer la longue chevelure de Charlotte dans la fermeture éclair de son frère. D’où cet horrible cri de chat enragé qui venait de percer les oreilles de sa maman. Clémentine soupira à nouveau en dégageant péniblement la crinière emmêlée dans les griffes de métal. Et pourtant, sans ces trois petits bouts, sa vie ne serait qu’un océan dépeuplé, un désert sans la moindre oasis, une terre stérile après une explosion nucléaire. Un monde sans âme, peuplé d’automates.
Soudain, elle songea que l’heure de gaver ses trois petits goinfres s’annonçait.
— Taghetti… taghetti… Quelle horreur, catastrophe de catastrophe !
— Non, mes chérubins, réfuta Clémentine, surtout pas de spaghettis.
Plus de spaghettis aux tomates. Elle se rappela cette douloureuse expérience qui lui fit haïr la gastronomie italienne à jamais. Des pâtes, elle en avait retrouvé derrière le réfrigérateur, sur la porte du micro-ondes.
Mais cela, ce n’était rien quand elle repensa qu’elle avait aussi dû braver tous les dangers : Pégase, le plus glouton de ses félins s’était hasardé au pied de la table. Seul un triple shampooing avait eu raison de la coloration maison et de la permanente suisse (emmenthal collé et séché oblige) sur sa fourrure immaculée.
Elle songea que Sophie (encore elle, évidemment !) avait peut-être déjà trouvé sa vocation de coiffeuse en herbe.
Souvenirs mis à part, il lui fallait encore rassasier ses trois petits monstres. Mais que choisir au menu ?
— Potée aux carottes, songea-t-elle tout haut.
Non, c’est collant et Pégase risque de connaître encore les joies du bain. Comme pour les « les pâtes aux tomates ». À éviter.
Petits pois et carottes ? J’en connais une qui s’amusera à « pois qui roule » avec les chats.
Voyons, voyons. Haricots princesses, pommes de terre nature et tranche de gigot d’agneau.
Cela doit être parfait : il n’y a rien de poisseux, de gluant, ni de roulant.
Clémentine, en effet, s’en sortit sans trop de mal et se félicita de ce choix plutôt judicieux.
Bien sûr, Julien avait transformé ses légumes en bouillie infâme, les triturant, les malaxant comme de la terre glaise. Un mixeur eût été moins efficace !
Charlotte avait fait la moue de ses beaux jours devant sa tranche de viande et Sophie avait refusé obstinément d’avaler le moindre morceau de pomme de terre, jouant à tracer des rails dans la purée.
Le repas se déroula sans trop de problèmes, si ce n’est que Julien renversa la cruche d’eau sur la nappe.
Et qu’en voulant ramasser sa cuillère, Sophie s’était désespérément accrochée à son assiette, laquelle avait suivi la direction de la cuillère.
Profitant de la confusion qui régnait à table, Pégase, qui n’était pas en reste, se rua sur le gigot.
Zorba, « gentlecat cambrioleur » et surtout voleur comme son demi-frère de chat, le poursuivit afin de lui ravir ce goûteux trésor.
Il s’ensuivit une course effrénée à travers toute la cuisine, en passant par l’évier, la table où se trouvaient encore debout les verres et la carafe d’eau que Clémentine avait de nouveau remplie.
L’ensemble fut projeté sur le sol, où gisaient déjà la cuillère et l’assiette de Sophie.
Tout s’était donc très bien déroulé.
— Journée beaucoup trop calme, marmonna Clémentine, beaucoup trop calme.
Elle profita de l’opportunité que lui offrait la sieste bienfaitrice de l’après-midi pour redonner à la cuisine un aspect moins dévasté. Et peut-être aussi pour souffler, respirer, arrêter le temps. Pour oublier ce qu’est le chiffre « trois ».
Pour se dire aussi qu’elle aurait pu se passionner pour d’autres choses, comme des poupées parlantes, qu’on anime avec un remontoir. Il eût été tellement plus facile de s’enthousiasmer pour des objets sans vie, des automates qui ne réclament rien.
Mais qui ne donnent rien non plus. Point d’amour, de tendresse, de câlins.
Clémentine jeta un coup d’œil à la pendule de la cuisine : c’était l’heure de la sortie de l’après-midi. Sortie est bien un petit mot.
Extraire du couloir la triple poussette relève de l’exploit après une bataille rangée avec la porte de l’ascenseur.
Mais se balader avec trois petites fouines curieuses de tout, désirant tout découvrir, tout toucher, malgré leur jeune âge et leurs jambes encore malhabiles, zigzaguant dans tous les sens et chutant à chaque pavé, vous plonge en pleine démence.
Surtout, que le nez à peine dehors, elle entendit une petite voix plaintive :
— Tafigué, maman, dodo.
Le temps de coucher Julien dans le « dortoir-poussette », un hurlement de bête blessée retentit derrière elle.
Charlotte venait d’effectuer un vol plané magistral et se frottait la jambe, l’inondant d’un torrent de larmes.
Pendant que Clémentine déposait un gros bisou sur le genou endolori, un seul coup d’œil sur le côté évita la catastrophe. Sophie était en train de glisser ses petites menottes à travers le treillis de la propriété voisine que gardait un très peu sympathique molosse.
Un plongeon en avant pour récupérer l’inconsciente et une autre plainte surgit des taillis avoisinants.
Julien, trouvant le temps long, avait fui sa couchette et, apprenti explorateur, s’était dirigé vers un mûrier.
Surpris par les épines du buisson, il sursauta et culbuta dans un massif d’orties.
Clémentine estima qu’il était vraiment temps de rentrer quand elle aperçut Sophie accomplissant la dernière bêtise de l’après-midi. Du moins, elle l’espérait vivement.
Ce petit ange, qui ne manque ni d’intelligence ni d’esprit d’observation, s’était dirigé vers le mûrier et se délectait de ces petites baies si délicieuses.
Malgré sa malice, Sophie a un cœur d’or et Charlotte reçut en cadeau une poignée de ces beaux fruits noirs. Ce que Clémentine trouva moins délicieux, c’était l’état des deux robes blanches des fillettes.
Il était temps de rebrousser chemin. La petite parade du cirque Dutilleul regagna ses pénates : tout qui les voyait passer, s’arrêtait net, ébahi devant un tel spectacle.
Dans le char d’assaut, véritable tank révolutionnaire et futuriste, initialement prévu en poussette, siégeaient trois masses vidées, complètement épuisées. Clémentine n’y prenait même plus garde : elle y était habituée depuis plus de vingt mois et tout ce qui comptait, c’était de rentrer au plus vite.
Elle réfléchit un instant et constata qu’elle n’aurait même pas le temps de souffler avant la rentrée de son mari. Vu la propreté vestimentaire et corporelle des loupiots, les bains et la lessive la conduiraient jusqu’à dix-sept heures trente.
Le bain des trois petits monstres ne dénota pas du restant de la journée : hauts en couleur, mousse et flaques d’eau.
Ce fut une partie de fou rire et Clémentine se retrouva les quatre fers en l’air dans la baignoire, trempée jusqu’aux os.
Mais quand elle entendit le bruit de la clé dans la porte, les chérubins étaient lavés, changés, coiffés et elle avait juste eu le temps d’enfiler un peignoir.
Pierre entra distraitement dans la pièce et renversa quasiment son épouse. Il se rua vers le trio infernal pour les embrasser, déposant au passage un paquet sur le guéridon.
Et ne remarquant pas que sa femme ressemblait plus à un oiseau sinistré d’une marée noire qu’à une maîtresse de maison impeccable, il lui montra le colis en question.
— Clémentine, regarde ce que je viens d’acheter : un nouvel appareil photographique. Celui-ci est un vrai automate : il fonctionne tout seul et de manière intelligente.
Rappelle-toi, notre ancien, un modèle basique, s’était enrayé avec le sable des dernières vacances. Installe-toi sur le divan avec les petits, histoire de fixer leur sagesse sur la pellicule.
Ils sont vraiment adorables, de véritables anges. Comment peux-tu être si épuisée quand je rentre ?
Et il appuya sur le déclencheur.
* * * * * * *
– Madame Clémentine Dutilleul ?
Clémentine sortit brusquement de sa torpeur et regarda son gynécologue, comme éblouie par les flashes d’un groupe de photographes japonais.
– Madame Clémentine Dutilleul, voilà enfin le grand jour.
Nous allons enfin voir combien de bébés squattent votre ventre. Avez-vous pris une cassette vidéo pour l’échographie ?
Et Clémentine sut à cet instant, et peu importait le verdict de l’imagerie, qu’elle irait jusqu’au bout de sa passion.