C’est un jour de printemps ordinaire, tout ce qu’il y a de plus prosaïque. Rien qui présume que ce matin sera différent de tous les autres. Une brume légère caresse le parc endormi, léchant les herbes détrempées. Seul un moineau téméraire défie le silence auroral, lissant minutieusement ses rémiges froissées. Une fine pluie crachote sur les premières feuilles saisonnales ; ce ne sont que quelques gouttelettes de rosée que le vent emporte malgré lui. Étirant mes pattes légèrement engourdies par le gel nocturne, je m’éveille tout doucement. De nombreux gargouillis cacophoniques émanent brusquement de mes entrailles ; la faim gronde, sournoise. Sans hésitation aucune, je décrète un changement total d’environnement. Le silence trop pesant ne rassure pas ma faim grandissante, et c’est l’esprit préoccupé que j’aborde la route, mal éclairée en cette heure matinale. Les quelques luminaires encore fonctionnels s’éteignent peu à peu, laissant la rue comme plongée sous un brouillard londonien. L’ambiance désertique et lugubre me pousse à accélérer la cadence, et je traverse machinalement, sans prendre garde.
Elle surgit de nulle part, gommant le pavé de ses roues déjantées ; elle, cette grosse cylindrée que je n’ai pas vue débouler. Elle fonce, crevant le silence de ses pneus crissants. Trop tard : elle roule sur ma vie, elle broie mes membres. Mes os craquent un par un, ils gémissent sinistrement, ils ne sont plus. Mon pelage immaculé a viré au gris anthracite, couleur caoutchouc poussiéreux des roues. Ma queue, à moitié sectionnée, déchiquetée, pendouille amèrement sur le bitume.
Le véhicule « chaticide » s’éloigne sans un arrêt, sans une hésitation. Un simple chat écrasé de plus.
Je ne suis plus un, je suis cent, je suis mille. Maigre consolation cependant : je vis. Complètement disloqué, en lambeaux, je suis devenu un puzzle vivant rescapé d’entre les morts. J’étends la patte avant gauche, toutes griffes dehors : stupeur, elle me paraît intacte. J’effectue un mouvement semblable avec celle de droite qui réagit également. Je ne puis miauler au miracle, seul un râle rauque s’échappe sourdement de mes cordes vocales ou du moins ce qu’il en reste. Je tente péniblement de bailler : opération qui s’avère impossible actuellement, ma mâchoire est brisée longitudinalement depuis le palais. Elle tient encore étrangement, telle l’épée de Damoclès. Il me reste à vérifier l’état hystérétique de mon train arrière sans trop d’espoir : d’étranges sensations diffuses atteignent mes membres mutilés, trop affaiblis pour se mouvoir, pour aborder le chemin du retour.
Il faut que je trouve en moi, tout au fond de mes ressources insondables, la force, le cran d’avancer, de dépasser mes limites, sauf que je n’ai plus de limites : je suis au bout du rouleau. Mes maîtres m’ont toujours considéré comme un chat peureux, un poltron de première comme ils se le répétaient fréquemment. Non, je ne suis pas une chiffe-molle, je suis un vrai brave. Je peux être audacieux, casse-cou quand il s’agit de grimper sur les tiges fragilisées des arbres, de franchir des corniches délabrées. Au fond de moi, ma persévérance intérieure me titille, en me susurrant tout bas, comme un murmure de l’au-delà : « On ne te demande pas de faire preuve d’héroïsme, juste d’une persévérance déterminée et de pouvoir surmonter ta douleur. Tu peux le faire, alors fais-le ! »
Je ne puis rester ainsi de la sorte, allongé comme une peau inerte, étalé, avachi, en plein milieu de la chaussée. Ce chauffard m’a laissé une chance de m’en sortir, si infime soit-elle. Le suivant ne me fera pas le même cadeau, il n’y a aucun doute à ce sujet. Je n’ai pas vraiment le temps de philosopher sur la pluie ou le beau temps, sur la sexualité des hirondelles qui reviennent de leur transhumance ou sur la perte dentaire des musaraignes. L’heure est de dégager au plus vite de l’asphalte meurtrier, sans se soucier du reste. Quel reste au fait, je suis juste un félin paraplégique, accidenté corporel et maintenant du moral. Nous avons neuf vies parait-il : la dernière vient de s’enfuir en courant, sans me demander mon avis. J’espère que cette croyance ancestrale ne se révélera pas être un mythe.
Je ne suis pas encore réduit au statut minimaliste du lombric, mes membres antérieurs s’activent du mieux qu’ils peuvent. Tout ce que je leur demande, c’est efficacité, célérité et rejoindre au moins l’accotement salvateur. La suite me semble moins urgente, nettement moins.
Si au moins mes maxillaires déchiquetées ne m’octroyaient pas une telle douleur lancinante, je pourrais échafauder le trajet le plus court pour rejoindre ma demeure. Mais il n’en est rien, je n’arrive pas à me concentrer, je me traîne comme un paquebot échoué, enlisé dans le sable. Autrement dit, j’ai à peine progressé depuis le crash meurtrier. Meurtrier oui, car je ne suis plus qu’une épave gisante, un détritus inerte de décharge publique. Je ne suis plus rien certes, mais en conservant un tel état d’esprit, le soir tombant risque d’envelopper mon cadavre sans aucun regret.
Les heures ont glissé les unes après les autres, indifférentes à ma souffrance, poignardant mon thorax tachicarde. Les marches gargantuesques des escaliers ont raison de ma dernière bravoure : je me laisse rouler pour atterrir à leur pied, vidé, complètement anéanti.
Je n’ai plus la force de manifester ma présence : à quoi bon, je suis revenu ici pour mourir sur mes terres. La porte s’ouvre, grinçante, m’éraillant le tympan de l’oreille droite, la rescapée de mon naufrage. Serait-ce l’entrée espérée du fameux tunnel, celui parait-il qui conduit les défunts vers la lumière blanche ? Mes paupières trop lourdes me plongent dans un sommeil comateux.
Je reprends conscience, mon cerveau reprend ses droits : je peux encore penser, souffrir.
J’ai une vague souvenance, enveloppé d’un drap cotonneux, d’avoir été emmené avec précaution. D’un voyage précipité en voiture et toujours blotti sur des genoux, dans cet essuie molletonné. D’une table de vétérinaire, métallisée, froide et glissante. D’un homme austère revêtu d’une blouse blanche qui m’a retourné dans tous les sens, presque décroché la mâchoire brisée. Comprimé le bout de ma queue au moyen d’une pince lacérante. Des cris désespérés, des sanglots intarissables, des discussions houleuses, un claquement de porte et à nouveau, le véhicule et les douces caresses apaisantes de ma maîtresse.
Je suis de retour, enfermé, cloîtré dans cette cuisine hostile d’où je veux absolument sortir à tout prix. Une gamelle remplie de croquettes alléchantes a été posée sur le sol, à mes pattes. Ils sont aux petits soins, l’air inquiet, les larmes dégoulinant, mais je repousse négativement cette tentative de gavage. Je suis affamé, le ventre désespérément vide depuis ce matin fatal, pourtant je résiste fermement. Je ne suis pas un prisonnier, je suis un être libre, qui éprouve le besoin de respirer dehors, au-delà de cette vitre embuée qui éclipse ma nature sauvage, occulte mon désir de liberté.
Je m’élance contre cette fenêtre castratrice, mais sans force, je retombe comme un poids mort, et je réessaie inlassablement, même si chaque tentative douloureuse s’avère à chaque fois, un échec cuisant. Je ne sens plus mes muscles, je ne perçois plus ma chair : je saute juste pour ma liberté.
Ils ont capté mes messages cryptés en observant ma rage de vivre.
La porte du jardin s’entrouvre enfin sur la nuit tombante, mais surtout sur la délivrance tant espérée. Je rampe péniblement vers ma gamelle déplacée afin que coûte que coûte, je reprenne des forces. Seconde après seconde, minute après minute, je me rapproche de ce que j’aurais pu considérer autrefois comme un festin. Des morceaux secs, durs, impossibles à mâcher, j’essaie de contourner le problème qui me paraissait inextricable. Je croque, la gueule penchée de côté, la nourriture trop coriace. Ma demi mâchoire semble glisser le long de ma joue, juste retenue par quelques ligaments.
Mais je n’ai pas encore dit mon dernier mot : il me reste une dernière étape à franchir, mon ultime combat. Ce vétérinaire malhonnête et incompétent a prétendu ma mort imminente : à cette heure tardive, je devrais avoir rejoint les rives éternelles du Styx. Il me reste à prouver le contraire à la grande faucheuse qui guette outrageusement mon dernier râle.
Je me dirige vers le parc avoisinant, empruntant la pente trop raide de mon salut, volée de moellons disjoints et chancelants. Je pose chaque patte méticuleusement, sur la pierre irrégulière qui se dérobe, s’esquive sous mes coussinets. Ma progression pénible et lente extirpe une douleur lancinante de mes côtes enfiévrées. Il ne me reste plus qu’un vieux muret à gravir, l’essentiel est derrière mon passé englouti. Et j’aperçois, au bout de ce chemin tortueux, la lueur incandescente de ma dixième vie, symbole victorieux de ma persévérance, enterrement d’un imparfait pusillanime…